Alain Mabanckou
LE COMMERCE DES ALLONGÉS -Alain Mabanckou
Revoir la vie après la mort, découvrir la suite de l’existence qui se prolonge désormais vers l’au-delà. Les histoires nourrissent-elles la vie ou bien se cachent-elles dans le royaume des morts ? Les morts peuvent-ils encore influencer notre regard sur et dans le monde ?
Voilà le parcours romanesque qu’Alain Mabanckou nous invite à poursuivre dans Le commerce des allongés. Ce sont les pas de Liwa, jeune homme décédé, qui nous guideront à travers les pages de ce récit vers son passé, mais aussi vers son avenir post-mortem. C’est dans le cimetière Frère Lachaise, au pied d’un manguier que, plongés dans le rêve mortel du protagoniste, nous ferons connaissance d’autres personnages et de leurs vies passées. Chacun à son tour, ils rendent visite à ce nouvel arrivé qui peine encore à comprendre son état de défunt et à se repérer dans cet espace qui se présente désormais comme sa nouvelle demeure. Ce monde à l’envers qui se donne à voir petit à petit est en effet le miroir le plus fidèle du monde des vivants.
Avec Liwa, dans son silence quelque peu naïf, nous occupons cette place de spectateurs face à l’inconnu et aux histoires de vie qui se libèrent dans la parole de ces pauvres défunts (et défunts pauvres). C’est en donnant à voir la trajectoire individuelle de chaque personnage que la vie collective se configure dans toute sa complexité ; la vie privée donnant à voir celle du public. Ce sont les autres habitants du cimetière qui vont, avec leurs récits, contextualiser le passé de Liwa et lui attribuer une place dans ce tissu social. Orphelin de mère et père - sa maman décède au moment de l’accouchement, n’ayant jamais révélé l’identité de son père - Liwa sera élevé par sa grand-mère, Mâ Lembé, qui lui consacre toute sa vie.
La multiplicité de voix intégrées à celle d’un narrateur omniprésent, nous dévoile à chaque chapitre le paysage d’une ville, Pointe-Noire, et avec elle les enjeux politiques et culturels de toute une société marquée par les injustices et l’inégalité de classe. Dans le livre, une grande polémique suscitée au sein de la classe dominante, écoeurée « à l'idée que leurs honorables défunts côtoient au Frère-Lachaise ceux des quartier populaires », poussera le président du pays à construire un cimetière entièrement à part, ainsi nommé Cimetière des riches, afin de bien léguer à ces derniers une éternité paisible loin des ces « culs-terreux qui ne savent pas se tenir dans leur cercueil ». D’autres caractéristiques viennent encore composer le portrait social que nous dresse l’écrivain. Ici, la corruption côtoie la magie, les superstitions embrassent le pouvoir et prennent parti dans le destin de chacun, les sorciers et sorcières ont leurs places d’honneur dans un quotidien de frontières mouvantes, où les morts ne s’absentent pas et ne se taisent jamais. Mais si la violence et les vices humains sont exposés tout au long de la trame romanesque, le langage et le rythme adoptés par Alain Mabanckou ne découragent pas le lecteur qui, au contraire, se laisse conduire par cette légèreté presque paradoxale de son récit. Dans Le commerce des allongés, il s’agit avant tout d’une véritable ode à l’art narratif (et au fait de raconter des histoires), cette forme ancestrale des mots qui s’affirme dans l’oralité, fort présente dans l’écriture de Mabanckou, car ce sont finalement ces récits qui vont aider le jeune Liwa à prendre sa décision ultime, afin d’accomplir sa mission personnelle.
Photographies ©Sébstien Leban